Niépce correspondance et papiers

1392 C ORRESPONDANCE ET PAPIERS Appendice XXVI La ville était dans une triste mais muette consternation, comme une ville où il n’y a pas deux opinions. J’allai loger dans un petit hôtel que je connaissais et qui existe encore, l’hôtel du Hasard, rue du Hasard. Les dames qui le tenaient m’apprirent que la cour voulait se défendre victorieusement dans la plaine de Villejuif avec la maison du roi, les mousquetaires, les gendarmes, la garde et la population de Paris. Je crus, à ces paroles, avoir retrouvé la France. Les cris de Vive le Roi! qui accompagnaient le lendemain Louis XVIII à la Chambre des députés étaient le serment de la nation; je repris confiance, je me présentai à mon corps 1 et je donnai mon adresse. Je revis mes amis et nous nous jurâmes de mourir à notre poste pour le roi. L’enthousiasme était général, Paris devait s’ensevelir sous ses ruines. Deux ou trois cent mille hommes engloutiraient l’émeute militaire du proscrit de l’île d’Elbe [...] XXVII Le jour où l’on devait aller au-devant de lui à Villejuif, il n’y avait plus ni chefs, ni soldats. La cour préparait en silence son départ, nous n’y croyions pas. Nous passâmes la nuit couchés aux pieds de nos chevaux, dans nos quartiers; nous attendions des ordres, ils ne venaient pas. A midi, on nous conduisit au Champ de Mars; à six heures, on nous ramena place de la Concorde. Nous y restâmes en bataille jusqu’à dix heures du soir. A la nuit, nous nous mîmes en mouve- ment et nous filâmes par la rue de Richelieu sur le boulevard 2 . Rien ne peindra le tableau nocturne de la rue de Richelieu voyant, au milieu des ténèbres, s’éloi- gner les derniers défenseurs de ses princes. Les habitants pleuraient sur leurs portes, les femmes et les enfants nous apportaient des vivres et des verres de vin; les larmes coulaient, les malédic- tions retentissaient de maison en maison, la consternation étouffait les poitrines, nous ne savions pas nous-mêmes où nous allions. Nous nous arrêtâmes à Saint-Denis, sur une grande place remplie de troupes, devant une caserne; on nous remit en marche à cinq heures du matin. La voiture du roi avait passé en silence au milieu de la nuit, prenant la route de Lille. Nous com- prîmes qu’on avait cédé sans combattre à l’empereur. Le maréchal Marmont, suivi d’une ving- taine de généraux, se mêla à cheval dans nos rangs; le comte d’Artois 3 , le duc d’Angoulême et le duc de Berry 4 marchaient tristement à distance sous une pluie fine. On ne parlait pas. L’orgueil de la France était humilié. Cette grande désertion en masse ne pouvait rendre ce qu’elle sentait que par le silence. J’étais bien jeune 5 , mais je puis dire que le poids de vingt révolutions pesa en ce moment sur ma poitrine [...] XXVIII Voilà les tristes réflexions que je faisais dès lors, en suivant ma colonne dans les boues de la Flandre, sous les giboulées du mois de mars, tandis que le maréchal Marmont, qui nous com- mandait avec dédain et négligence, passait en nous jetant un regard d’indifférence, et que le duc 1. Lamartine servait dans la compagnie de Noailles. Antoine Mignon, le beau-fils de Nicéphore, qui lui même s’était enrôlé dans la garde royale en 1814, passera dans cette compagnie le 12 juillet 1822 (v. App. XX). 2. « Nous quittâmes Paris la nuit qui précéda l’entrée de Bonaparte dans Paris » (ALPH.L.1), soit la nuit du 19 au 20 mars 1815. 3. Le futur Charles X. 4. Les deux fils du comte d’Artois : Louis-Antoine d’Artois (1775-1844) et Charles-Ferdinand d’Artois (1778- 1820). 5. Lamartine était né en 1790.

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