Niépce correspondance et papiers

N IEPCE 1401 App. XVIII à ceux qui combattaient et souffraient pour la même opinion une certaine familiarité sans ombrage dans les maisons nobles, où on les recueillait comme des compagnons d’armes. Le jeune homme était lettré. A ce titre, il était chargé par le père de donner des leçons de lec- ture, d’écriture, de religion à la jeune fille. Elle le considérait comme un second frère un peu plus avancé qu’elle dans la vie. C’était lui qui répondait d’elle dans les courses périlleuses qu’elle faisait, avec son père et ses sœurs, à la chasse des sangliers dans ces montagnes ; c’était lui qui ajustait les rênes, qui resserrait les sangles de son cheval, qui chargeait son fusil, qui le portait en bandoulière derrière son dos, qui l’aidait à franchir les ravins et les torrens, qui lui rapportait, du milieu des halliers, le gibier qu’elle avait tiré, qui l’enveloppait de son manteau sous la pluie ou sous la neige. Une si fréquente et si complète intimité, entre un jeune homme ardent et sensible et une jeune fille dont l’enfance se changeait tous les jours, quoique insen- siblement, en adolescence et en attraits, ne pouvait manquer de se convertir, à leur insu, en un premier et involontaire attachement. Il n’y a de piège plus dangereux pour deux cœurs purs, que celui qui est préparé par l’habitude et voilé par l’innocence. Ils y étaient déjà tombés l’un et l’autre avant qu’aucun d’eux le soupçonnât. Le temps et les circonstances ne devaient pas tarder à le leur dévoiler. Le comité révolutionnaire de la ville de *** était instruit des trames qui s’ourdissaient impuné- ment au château de ***. Ce comité s’indignait de la lâcheté ou de la complicité des municipali- tés voisines, qui n’osaient ou ne pouvaient disperser ce nid de conspirateurs. Il résolut d’étouf- fer ce foyer de contre-révolution qui menaçait d’incendier le pays. Il forma secrètement une colonne mobile de gendarmes, de troupes légères et de gardes nationaux. Il la fit marcher toute la nuit pour arriver, avant le jour, sous les murs et surprendre les habitans. Le château, cerné de toutes parts, pendant le sommeil de la famille, n’offrait plus de moyens d’évasion. Le commandant somma le comte de *** d’ouvrir les portes. Il fut contraint d’obéir. Des mandats d’arrêt étaient dressés d’avance contre le comte et tous les membres majeurs de sa famille, même contre les femmes. Il fallut se constituer prisonnier. Le vieux seigneur, son frère, son fils, ses hôtes, ses domestiques et ses trois filles aînées furent jetés sur des charrettes pour être conduits dans les prisons de Lyon. Les armoiries, les armes et les deux canons enla- cés de branches de chêne, suivaient comme des trophées la charrette des prisonniers. De toute cette maison libre et tranquille la veille, il ne manquait à la captivité que l’hôte habituel et la plus jeune des filles du château. Eveillé dans sa tour par le bruit des armes et par le piétinement des chevaux dans la première cour, le jeune homme s’était hâté de se vêtir, de s’armer, et de descendre dans la salle d’armes pour disputer chèrement sa vie en défendant celle de ses hôtes et de ses amis. Il était trop tard. Toutes les portes du château étaient occupées par des gardes nationaux. Le commandant de la colonne était déjà, avec les gendarmes, dans la chambre du comte, occupé à poser les scellés sur ses papiers. Le jeune homme rencontra sur l’escalier les jeunes filles qui descendaient, à peine vêtues, pour rejoindre leur père et pour s’associer à son sort. — « Sauvez notre sœur, lui dirent à la hâte les trois plus âgées. Nous voulons suivre notre père partout, dans les cachots ou à la mort; mais elle, elle est une enfant, elle n’a pas le droit de disposer de sa vie: dérobez-la aux scé- lérats qui gardent les portes. Voilà de l’or. Vous la trouverez dans notre chambre, où nous l’avons vêtue de ses habits d’homme. Vous connaissez les passages secrets. Dieu veillera sur vous. Vous la conduirez dans les Cévennes, chez notre vieille tante, seule parente qui lui reste au monde; elle la recevra comme une autre mère. Adieu! » L’étranger fit ce qui lui était ordonné, heureux de recevoir un pareil dépôt et des instructions si conformes à sa propre inclination.

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