Niépce correspondance et papiers

N IEPCE 1403 App. XVIII composait de son frère cadet vieillissant à la maison comme son premier domestique, d’une vieille sœur, veuve, appelée madame de Moirode, femme aussi étrange de costume et d’habi- tudes que lui, mais d’un esprit piquant et inattendu. Elle habitait dans le vaste salon démeublé de son frère une espèce de tente roulante avec un ciel de lit et des rideaux pour se garantir du froid ; elle ouvrait ses rideaux et faisait rouler sa tente vers la table de jeu quand l’heure du reversis ou du tric-trac sonnait, et elle sonnait avec le jour, car depuis huit heures du matin on jouait au château jusqu’à midi, heure du dîner. Après dîner, on se remettait au jeu jusqu’à quatre heures ; on se promenait alors un moment sur les hautes terrasses qui dominent les prai- ries et les champs. Le maître du château, armé d’un porte-voix, donnait ses ordres du haut de ces terrasses à ses bergers et à ses laboureurs dispersés dans la vallée ; puis on rentrait au salon et l’on se remettait au jeu jusqu’au souper, et ainsi de suite tous les jours de l’année. Il n’y avait que deux livres dans tout le château : le compte rendu de M. Necker, ennuyeux budget raisonné des finances pour servir de texte aux états généraux, et l’almanach de l’année courante sur la cheminée. C’est avec ces deux livres que le comte de Pierreclos nourrissait l’intelligence de deux fils et de cinq filles. L’un des deux fils, qui avait déjà trente-six ou quarante ans, était encore émigré ; le second 1 , avec lequel la chasse, le voisinage et le plaisir me lièrent depuis, avait envi- ron vingt-cinq ans. Deux des filles du comte étaient déjà mariées 2 , les trois plus jeunes faisaient la grâce et l’attrait de sa maison. Elles étaient toutes très jolies, quoique de beautés diverses ; leur père les aimait, mais il croyait que leur part dans sa fortune et son nom leur suffisaient ; elles étaient les belles servantes de leur père, surintendantes chacune d’une partie de sa domes- ticité. Leur père n’était pas seulement un père pour elles, mais une espèce de dieu absolu, servi et adoré jusque dans sa mauvaise humeur. Le fils excellait à monter à cheval ; il était brave comme un chevalier, seule vertu que le vieux père exigeât de sa race. Son esprit eût été supé- rieur s’il eût été cultivé ; son cœur était noble, généreux, aventurier : véritable nature ven- déenne qui m’attacha à lui. Dans le temps dont je parle, il était amoureux, à l’insu de son père, d’une jeune personne 3 d’une rare beauté, qu’il épousa depuis et qui était digne, par sa mer- veilleuse séduction, d’être l’héroïne de bien des romans. Elle était fille d’un général 4 qui s’était rendu célèbre dans les derniers troubles et dans la pacification de la Vendée. Bonaparte l’avait exilé dans une terre qu’il possédait en Bourgogne, au château de Cormatin, ancienne et splen- dide résidence du maréchal d’Uxelles. Le château de Cormatin est à huit lieues du château de Pierreclos. Le jeune amant possédait un admirable cheval arabe nommé l’ Eclipse , qui lui avait coûté au moins la moitié de sa légitime. Quand son père avait terminé sa partie d’après-souper, à la laquelle le jeune homme était tenu d’assister, il s’échappait, sellait lui-même son coursier pour que les domestiques ne révélassent pas son absence ; il montait à cheval, il allait d’un seul trait à Cormatin, dans les ténèbres et par les chemins de montagnes ; il attachait l’animal à une grille du parc, franchissait la clôture, se glissait sous les murs et dans les fossés du château pour faire acte d’amour, obtenir un regard, une fleur tombée d’une fenêtre et dérober quelques minutes d’entretien à voix basse à travers le vent et la neige qui emportaient souvent ses sou- pirs et ses paroles ; puis remontait les parois du fossé, franchissait de nouveau le mur, dévorait la distance, et, rentré au château de Pierreclos avant le jour, il reparaissait à sept heures du matin au salon de son père, ayant parcouru ainsi seize lieues de pays sur le même cheval, entre le lever de la lune et le lever du soleil, pour évaporer un seul soupir de son cœur. J’ai rencon- 1. Adolphe. 2. Marguerite et Catherine, qui n’étaient qu’« attachées et fiancées » à l’époque évoquée dans les Confidences . 3. Nina. 4. Dézoteux de Cormatin.

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